Il fallait toujours que ce genre de choses n’arrive qu’à moi. J’étais maudite, ça, c’était sûr. Assise au volant de ma voiture, un voyant rouge ne cessait de clignoter depuis que j’avais démarré. Et ce n’était pas bon signe, je le sentais. Ma voiture n’était pourtant pas si vieille. Bon, d’accord, je l’avais acheté d’occasion, il y a trois ans. Et elle avait déjà treize ans, à cette époque. Mais ce n’est pas une raison. J’en avais besoin pour me déplacer. Voilà qu’elle se met à faire un bruit étrange. Je soupire, prend le visage entre mes mains. Je respire lentement. J’ai besoin de me calmer. Surtout ne pas m’énerver. Plus facile à dire qu’à faire. Je crois que je n’ai plus de solution : je dois me rendre au garage le plus proche. J’attrape mon téléphone, compose le numéro de mon patron : « John ? C’est Rose-May. Je serais en retard, ma voiture fait encore des siennes. » Je pose le téléphone sur la banquette sans raccrocher. Je le laisse râler. Il adore râler. Mais si je l’écoute, je vais m’énerver, encore plus. Et je n’ai absolument pas le temps de me transformer en aigle, pas maintenant.
Au bout de quelques minutes, ma voiture et moi arrivons tant bien que mal devant le garage. Heureusement, elle ne m’a pas lâché en route. Je sors de ma voiture et rentre à pied dans le garage mécanique. Mis à part les quelques voitures, il semble être vide. Génial. La journée commence donc vraiment mal. Rien ne va, dans ma vie, en ce moment. D’abord, un nuage s’empare de moi et je deviens mi-humaine, mi-animal. J’ai l’impression d’être devenue un monstre, et je ne peux en parler à personne. Seule ma sœur sait, mais même à elle, je ne peux rien dire. J’ai peur de l’effrayer, de la blesser. Et si j’avouais la vérité à mon petit-ami, il me prendrait pour une folle. Au mieux, il me conseillerait d’aller voir un psychologue. Au pire, il me quitterait. Et ça, je ne veux pas. Alors, je ne dis rien, je me tais. Je n’en parle à personne. Je suis seule dans cette situation, mais je m’y ferais. Peut-être. Sûrement pas, en réalité. Je ne pense pas que l’on puisse un jour s’habituer à se transformer en aigle quand quelque chose ne va pas. Ou même quand quelque chose va, puisque, avant-hier, après avoir ri aux éclats devant une émission de télévision, je me suis transformée. Ce qui veut dire que je ne serais plus jamais maître de moi. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter une chose pareille. Mais je suppose qu’il ne me reste plus qu’à assumer. « Il y a quelqu’un ? » J’hurle dans la grande pièce. Je suis relativement pressée, et je n’ai pas l’intention d’attendre indéfiniment. J’entends des pas derrière moi. Je me retourne, aperçoit un homme au regard plutôt sombre, vêtu d’un bleu de mécanicien. Je me détends, un peu. « Bonjour, j’ai un petit problème avec ma voiture depuis ce matin. » L’homme hoche lentement la tête, s’approche de moi en silence. S’il pouvait se montrer un peu plus réactif, cela m’arrangerait. Je me dis qu’il a, peut-être, besoin d’un peu plus d’explications alors je reprends la parole. « Un voyant clignote depuis ce matin, et après avoir démarré, la voiture a fait un bruit étrange. » J’hausse les sourcils face à son manque de réactivité. J’aurais peut-être mieux fait d’aller ailleurs. Je me mets à tapoter nerveusement mes mains sur mes cuisses, en essayant d’éviter le regard inquisiteur du mécanicien face à moi. Au bout de quelques secondes, je soupire. Il commence à m’agacer. Je sens une bouffée de colère monter en moi. Sauf que cette fois, je le sais, je ne pourrais pas la contrôler. Je sens surtout des picotements sur tout mon corps. « Oh, non. » Je murmure. Je lève la main, comme pour dire au mécanicien de patienter un instant. « Excusez-moi. » Je me détourne, m’éloigne un peu. Les picotements sont de plus en plus forts. Je sais qu’à ce stade là, je ne peux plus faire grand-chose. Et mince. Pourquoi fallait-il que ça arrive devant une autre personne ? Que penserait-il ? Appellerait-il les flics, ou un hôpital psychiatrique ? J’essaie de m’éloigner au maximum, de trouver un endroit sombre dans lequel le mécanicien ne pourra pas m’apercevoir. Mais trop tard. Je sens déjà les griffes qui remplacent peu à peu mes ongles. Mon nez se fait plus pointu, jusqu’à devenir un bec. Des plumes se glissent sur mon corps. Et ça y est, je ne marche plus, je vole. Je suis un aigle. Stupide aigle. Pas moyen de revenir en arrière avant au moins trente minutes. Je suis coincée, et je suis certaine que le mécanicien a assisté à toute ma transformation. Je ne pourrais jamais expliquer une telle chose.
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